Les secrets de la mer Rouge

 


Juillet 1950, cela fait plusieurs années que je n'ai pas embarqué, mais cette fois ça y est, mes lectures répétées de Monfreid vont trouver un prolongement longtemps attendu, à quoi sert de s'initier à l'écriture arabe si je ne fais pas la connaissance de ce lieu magique, la Mer Rouge.

Me voilà pilotin à bord d'un de ces pétroliers qui ont subi la guerre, les réparations et dont les deux moteurs Krupp sont capricieux. Appareillage du Havre, Ouessant Gibraltar, le Cap bon, me voilà devant un premier lot de souvenirs ceux de la guerre à Bizerte, puis Port-Saïd; une grande affiche rouge est visible de l'alignement d'entrée, de loin je lis YSYS ? de plus près c'est Coca-Cola écrit en arabe. Enfin le Canal, ses sables et ses bosquets de verdure, le mouillage sous le soleil accablant des lacs Amers en attendant que la voie soit libérée du convoi « montant » puis, en fin d'après midi, au détour d'une ample courbe, la baie de Suez.


L'embarcation utilisée par les lamaneurs du canal est gréé latine. Elle accoste puis est hissée le long du bord au mât de charge . On la met à l'eau lors des arrêts qui sont ordonnés par le pilote sur les berges du canal, soit par suite d'incident soit pour laisser passer un convoi venant dans l'autre sens. Sur rade de Suez on aperçoit un cargo anglais de la Blue Funnel Line.

 

 

Photo HM 1959.

A droite les tables rousses ombrées de bleu que nous allons suivre pendant la descente du Golfe de Suez, à gauche les montagnes de Ras abou Deraj 1500 m environ pelées colorées d'une palette de rouges et de bleus, c'est la chaîne du Sinaï. Les sables coralliens ont dentelé de blanc crémeux le voisinage d'une mer que les rayons du soleil couchant teintent de violet. Pas encore la Mer Rouge, elle est au bout de ce couloir dans lequel le convoi s'égaille selon la vitesse propre de chaque navire. Dans les années soixante Ras Gharib à main droite et ses montagne de 3000 mètres, commence tout juste à montrer les lueurs de son activité pétrolière, incongrue dans ce paysage que du bord semble vierge. Et puis voilà l'île de Shadwan, toujours à main droite, une enclume violette sur un ciel orangé. Au delà dans le couchant, l'antique Berenike, et puis plus rien. Rien que le bruissement de la mer qu'écrase la joue du bateau. L'îlot Dedalus avec son feu monté sur un pylône métallique. On se demande comment il est arrivé là sur des fonds de plus de mille mètres ?

 

Plus à l'Est, les bancs de coraux qui bordent la côte d'Arabie avec les entrées aux ports de Yembo et de Djeddah que je pratiquerai plus tard lors de transports de pèlerins allant à la Mecque.
Deux journées entières plus tard on voit percer à l'horizon le cône régulier de Djebel Taïr la montagne de l'aigle, un volcan, lui aussi seul sur l'eau. On le contourne par l'ouest avant d'infléchir la route sur les îles Djebel Zuqur (450 mètres), et Hanish d'élévation voisine. Monfreid où est tu ? Le voilà ton pays et je les vois ces îles montagneuses, aux couleurs inimitables de lave nappée de sable corallien. Sur les pentes adoucies près de la mer , ici et là, un buisson gris sur une ombre profonde. Au loin le triangle blanc d'un sambouc. Qu'est ce qu'il fait ? dans le ciel un rapace, qu'est ce qu'il chasse ? L'onde profonde que pousse l'étrave entre la grande île et le petit Coin qui porte le seul phare de l'archipel, est d'un bleu de nuit. A main gauche, planté sur la grande Hannish, l'épave d'un Liberty ship entièrement désossé de tout ce qui peut être enlevé de main d'homme, exhibe ses membrures tendues de bordé percé comme une crêpe suzette. Pas un endroit pour se mettre au plein. Regrets de ne pouvoir faire une pause.

La nuit qui vient nous fait franchir la Porte Bab-el Mandeb. Je la franchirai tant de fois. L'île de Périm plate avec son phare et les vestiges de baraques turques et britanniques puis Yéménites et des embrasures de canon ensablées. De vrais canons y sont cachés. Le coin a mauvaise réputation. Son nom y est pour quelque chose, la « porte des larmes ».

Le petit détroit se trouve entre l'île et la terre. Monfreid l'a franchi au moins une fois encore ne l'avait-il pas voulu. Trop dangereux et pas seulement à cause des tourments du vent et des courants. Les riverains n'ont pas bonne réputation et pas seulement dans Monfreid. Sur la feuille n°IV de la carte de la Mer Rouge on peut lire à deux endroits : « Bon mouillage, on trouve de l'eau, mais se défier des naturels »Plus loin, derrière les montagne droites comme des oreilles d'ânes, percent un manteau très clair de sables venteux. De jour quelle violence de couleurs. Ça vaut l'aquarelle. Passé cette porte nous laissons derrière nous Obock et les pénates de Monfreid, cap sur Aden, ses oreilles d'âne volcaniques et la flamme de la raffinerie BP. Dans la rade des courriers anglais et des samboucs qui serrent le vent. Plus avant le cap Fartak qui chute tout droit dans l'océan, Par temps de mousson en août le plafond couvre le haut de la falaise. Pour se recaler on met le cap sur Fartak jusqu'à ce qu'on le reconnaisse. C'est parfois très près, une ombre assombrit le ciel devant et soudain du noir devant et la mer qui explose. Tout à droite.

Le rideau se lève et sur la crête qui plonge dans le bouillon la silhouette de moine en froc qui descendrait comme poursuivi par tous les diables de l'Enfer. A cette époque on avait pas de radar ni de GPS. En avant encore les îles Koria -Moria où se cachaient les sous-marins allemands. Plus loin la grande île de Masira et enfin le Ras Al Hadd, plat et traître. Rien à voir passer loin. Si on se met au sec on est pillé dans l'aube qui suit paraît-il. Enfin, l'entrée du Golfe , l'abri de la houle de suroît et puis un grand Baggla sous sa grand'voile avec petit hunier monté sur une perche. Un peu de barre, nous passons à portée de photo, pas loin, je n'ai pas encore de « télé ».

Le retour de Mena-El-Hamadi se fera à une allure d'escargot ponctuée par les arrêts du moteur une escale à Aden, un arrêt en mer rouge et enfin à Suez d'où je serai transféré sur un T2 qui marche pour rallier mon lycée en novembre. Le trimestre est bien avancé mais « j'ai vu des baleines » et la Mer Rouge.

 

Transport de pèlerins à destination de La Mecque,

 

 

Départ pour Djeddah avec à bord 1500 pélerins - M/S Mauritanie, 1966-1968

Dans les années soixante la Compagnie Marocaine de Navigation fit l'acquisition de plusieurs navires neufs dont Atlas et Mauritanie, construits chez De Schelde en Hollande.

Ces navires modernes avaient un port en lourd de plus de 15.000 t pour une longueur de l'ordre de 160 mètres. Propulsés par un moteur Sulzer de 6.000 chevaux ils donnaient une bonne vitesse de 15 à 17 noeuds selon leur chargement. Cinq cales munies d'entrepont desservies par des mâts de charge et treuils électrique en faisaient des navires à tout faire capables de prendre un complet de céréales ou des marchandises diverses. Armés par 47 hommes, les commandants et une partie de l'état major étaient français le reste et l'équipage marocain faisait vivre des familles nombreuses dans l'Atlas et les provinces agraires de ce pays en expansion. J'en ai connu quelques uns qui embarquaient sans avoir jamais vu la mer. Il valait mieux lors de grands relèves procéder à des répétitions de manoeuvres avant d'appareiller. Les premiers jours de mer demandaient une grande attention. Je dirai que tout le monde y mettait du sien. Peu à peu l'école de navigation de Casablanca fournissant des contingents fournis d'élèves l'état-major fit place à des officiers marocains. Je décelai dès ce temps là quelques garçons prometteurs qui par la suite connurent des carrières très élogieuses.

La grande affaire d'Atlas et de Mauritanie était le pèlerinage annuel. La compagnie s'arrangeait pour ramener à Casablanca ces deux navires un mois environ avant la date requise pour le transport de 3.000 personnes vers les lieux saints.

Ce mois était consacré à la mise en condition de pouvoir recevoir correctement touts ces gens.

Le navire était soigneusement lavé et balayé. Les panneaux de faux-pont bâchés et sécurisés. Les faux-ponts lavés, peints étaient munis de câblage électrique et de dispositifs d'éclairage ainsi que d'un réseau de sonorisation, De larges escaliers étaient installés afin de donner, à une foule compacte, un accès sûr au pont principal. L'ouverture ainsi créée à la couverture des panneaux de cale était comblée par des structures métalliques munies de portes.

Les faux ponts étaient munis d'épontilles supportant chacune trois niveaux de doubles cadres tendus de toile servant de couchette et munis chacun d'une brassière. Les pèlerins s'arrangeaient pour laisser le niveau inférieur aux moins agiles, sans aucun doute les plus avancés en âge.

Sur le pont des batteries de sanitaires et de douches étaient installées avec leur arrivée et évacuation des eaux. Deux hôpitaux préfabriquées et une batterie de cuiseurs à vapeur ainsi que des conteneur frigorifiques occupaient les espaces restant. Au dessus des drômes impressionnantes de radeaux de survie étaient installés sur balestrons.

Tout cela était suivi avec attention par les autorités et la presse. Le ministère des transports émettait un certificat de sécurité spécial en vertu des disposition de la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer de 1960 alors toute récente. L'ensemble de l'expédition était placée sous l'autorité d'un haut fonctionnaire pour tout ce qui n'était pas nautique.

Au jour de l'embarquement le navire, pavoisé recevait les autorités venues souhaiter bon voyage aux pèlerins. L'embarquement commençait et aussitôt terminé on filait vers Port-Saïd. La vie était rythmée par les cinq prières dont l'appel était psalmodié sur le réseau de communication depuis la timonerie. Le matin de longues files d'attente signalaient les heures de visites médicales. Occasion pour les officiers de parfaire leur culture médicale et leur connaissance du « médecin de papier » sous le regard du médecin des forces armées royales. Occasion pour biens des gens descendus de leur douar de consulter et de se faire enlever une dent tracassière. Une occasion aussi pour beaucoup de manger au delà de leur frugalité coutumière. C'était compris dans le prix du passage. Le Canal ouvrait sur la Mer Rouge. C'était pour beaucoup un premier contact avec un autre monde. Un officier des FAR s'était pris de mots avec un pilote égyptien pour un motif me semblait-il insignifiant, sauf peut-être que ce pilote avait fait montre d'une morgue mal acceptée, venant s'excuser de l'algarade sur l'aileron de passerelle et désignant son adversaire il me fit « une grande race dégénérée ». Enfin après le Golfe de Suez c'était Djeddah où tout le monde débarquait. Les navires libéraient aussitôt le quai et allaient remouiller sur rade, attendre le retour des passagers trois semaines plus tard. Ce temps était mis à profit pour laver et aller refaire provision d'eau douce car le voyage aller consommait environ une tonne par passager et on avait transformé les citernes à fret en citernes à eau douce. Il fallait refaire le plein en prévision du retour. Pour le reste des provisions elles consistaient principalement en légumes secs dont le solde nous restait en fin de voyage et fut bien apprécié lorsque quelques mois plus tard, entraînés dans la tourmente de la révolution culturelle chinoise, dans le Petchi-li, devant Tien-Tisn, nous eûmes à attendre au mouillage quatre vingt dix jours sans recevoir de ravitaillement de la terre.

A quelques heures de notre arrivée à Port-Saïd alors que nous faisions route sur la chine, les bateaux allaient chercher leur eau à Suez et, une fois, nous sommes allés à Port Soudan. Lorsque je dis au capitaine de port, un anglais, que je venais demander quinze cent tonnes d'eau il leva les bras au ciel.

« J'ai cinquante tonnes par jour pour tout le port » me dit il.

Oui mais « j'ai un collègue qui arrive derrière moi pour autant encore ». Nous eûmes notre eau. Cela prit du temps mais nous en avions.

Sur rade de Djeddah il y avait de nombreux navires qui attendaient comme nous le retour des pèlerins, en particuliers de grands paquebots pakistanais ou indonésiens. Tout le monde était affourché sur deux lignes de mouillage. Lorsque j'arrivai pour la première fois, la pilotine déposa deux hommes un vieux et un gamin. Je m'adressai à l'homme âgé qui m'indiqua de la main que le pilote c'était l'autre. L'entrée de la rade est fermée par une chicane dans les bancs de coraux. Il faut franchir cette chicane avec une vitesse assez élevée et ensuite s'arrêter assez brutalement. Le jeune garçon m'expliqua la maneuvre et l'affourchage des ancres à grande vitesse et « on mouillera dix maillons » me fit-il . Je n'en avais que huit.

Non Dix.

Je haussais les épaules: « c'est comme ça, j'ai pas plus »

« Allez neuf » me fit-il.

Ça s'est bien passé mais j'ai transpiré pas seulement à cause de la chaleur. Simplement quant le « pilote « a demandé « Mouiller » j'ai attendu que le moteur soit parti en arrière.

Si le matin le plan d'eau est très calme, le vent de terre se lève à partir de 16 heures et souffle alors très fort. Il vaut mieux avoir de bonnes lignes bien crochées au fond.

Aux souks on trouvait des montagnes de tapis provenant de tous les pays du monde. Le pèlerins les échangeaient contre des denrées dont il leur fallait faire provision pour leur périple en Arabie.

J'ai été impressionné par la variété des épices que proposaient les marchands. Jamais je n'ai vu une telle profusion même à Istamboul. Nous occupions nos loisirs à pécher dans les bancs de coraux qui séparent la côte du large. On y allait avec la baleinière qui était amarrée au Tangon.

Au jour dit, nous ré-accostions pour le temps nécessaire au rembarquement de nos passagers et filions de retour vers Suez et Casablanca. L'équipe médicale fournie par les Forces armées royales s'occupaient des personnes les plus affaiblies par ces semaines éprouvantes pour des gens dont la moyenne d'age était élevée.

Quelques temps après notre retour, la fermeture du Canal par suite de la guerre, devenue effective à quelques heures de notre arrivée alors que nous repartions pour la Chine, nous obligea à faire le grand tour de l'Afrique et au bout de 57 jours de mer, d'entrer dans les remous de la Révolution chinoise. Autre monde autre mentalités.

Le transport des pèlerins par ces bateaux, tel que Monfreid l'avait connu disparut et c'est depuis par voie aérienne que les pèlerins se rendent aux lieux saints.


Notes: Concernant COMANAV 1963-1969

 

Mauritanie

Carte réalisée par HM pour COMANAV

COMANAV armait, par ailleurs en 1963-1969:

Toubkal cargo long-courrier affecté un temps à la ligne de Cuba et qui fut pour certains réfugiés la route de la liberté.

Ci dessus trois d'entre eux en mer en route vers Casablanca.

La compagnie armait au cabotage européen:

Djeradda, cargo US de type Pocket Liberty.

Oudaia, Zagora, caboteurs

Chaouen et Ketama caboteurs neufs construits par Schlichting werft à Lubeck.

 

la mâture du Chaouen

Carte réalisée pour COMANAV.

l'Auteur a commandé successivement tous ces navres entre 1963 et 1969.

Par la suite :

Chaouen s'est perdu au sud de Marseille.

Ketama brûla

Toubkal fut perdu lors d'un typhon au nord de Palawan.

Les autres furent vendus avant le développement de la flotte à partir de 1970.

Dernière mises à jour de la page : 1er mai 2020

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