Le passage du raz
de Saint-Mathieu
à la fin du Moyen-Age
d'après le journal de Thomas Bekynton ambassadeur du Roi d'Angleterre, 1553
par Hubert Michéa, Capitaine au Long Cours


Le texte qui suit reprend en grande partie l'exposé fait par le commandant Hubert Michéa au 107e Congrès National des Sociétés Savantes, Brest, 1982 (Col. d'Hist. Maritime, pp. 255-276). Le présent texte a été revu et complété par l'auteur d 'après ses recherches ultérieures sur le sujet.


Ce routier flamand du XVI° siècle donne une idée des méthodes de navigations employées dans les temps anciens. On y voit la pointe de Bretagne représentée selon un itinéraire linéaire. En bas Penmarc'h puis en remontant le ras de sein , l'île de Sein et sa chaussée la baie de Brest à droite la pointe Saint Mathieu le chenal du four avec à gauche Ouessant et les îles Quemenes et Molène puis en haut le Four et l'île de Batz. On remarquera l'absence de notation directionnelle précise. Par contre les amers, clochers, moulins roches sont soigneusement notés et commentés. C'était le chemin normal lorsqu'on venait de Bordeaux à Londres. Publié par J. Dénucé et F. Gernez, Anvers, 1936. ex bibliothèque communale d'Anvers n° B 29166. Col. de l'auteur

Franchir le raz de Saint-Mathieu, aujourd'hui connu sous le nom de " chenal du Four ", n'est pas en général un exploit. Il n'est que de regarder, depuis les ruines de l'abbaye, les voiliers qui croisent au large par les journées d'été, pour s'en rendre compte. Cependant, il n'en a pas toujours été ainsi. Souvenons-nous des dictons: " nul n'a jamais vu le raz sans terreur ou " qui voit Ouessant voit son sang ".

" Le Religieux de Saint-Denis " , Froissart et la plupart des chroniqueurs du Moyen-Age qualifient le raz de Saint-Mathieu de " terrible ", " dangereux ". Quant au Victorial , chronique de don Pero Nino, il dit que " I'eau y bout comme dans un chaudron sans pourtant qu'elle soit chaude... " Un chaudron?... doit-on y voir une allusion au mot Four? Les cartes anciennes écrivent le mot de diverses orthographes, les plus fréquentes étant: " Fourn ", " Forno ".

La carte pisane du département des cartes de la Bibliothèque Nationale, mentionne ce mot en face d'une grande île située au bout d'une pointe qui représente la Bretagne. Idrissi , dans le 6e "climat" de la Géographie, dit: " Sant Matheou, ville située sur un cap où se termine le golfe de Bretagne. Port sûr et bien fréquenté dont les habitants font beaucoup de commerce. " Pour lui aussi, Saint-Mathieu est un point singulier qu'il faut franchir pour aller plus avant vers les pays du nord de l'Europe.

D'une manière générale, I'examen des cartes anciennes conduit à penser que, pour le voyageur venant du sud, il s'agissait d'un passage redouté.

Comme l'indique Idrissi, SaintMathieu est aussi un centre commercial notable. Les nombreux épisodes de l'histoire du Conquet-Saint-Mathieu au Moyen-Age et à la Renaissance, montrent assez l'intérêt stratégique de ce lieu à cette époque. M. H. Touchart (6) dans son " Commerce maritime breton à la fin du Moyen-Age " et M. J. Bernard (7) dans son " Navires et Gens de mer, à Bordeaux, 1450-1550 " ont noté l'intensité du trafic commercial qui faisait la richesse de Saint-Mathieu-Le Conquet, richesse dont témoigne le minu de François Bernard armateur, capitaine, négociant, qui, en 1566, avouait la possession de nombreux immeubles et pièces de terre tant au Conquet qu'à Lochrist, et qui, en 1558, chargeait de vin à Bordeaux trois navires . Parmi ces chargements j'en trouve un, d'une centaine de tonneaux,, à destination du Conquet. Le même, dans l'enquête de M. de Lezonnet, faite à la suite du sac du Conquet la même année par les Anglais, avouait 6 000 livres de dommages " tant en meubles, maisons, navires, apparaux et marchandises ". Il s'appuyait sur un réseau commercial ayant bien entendu des correspondants à Bordeaux, en Angleterre, à Anvers. Il appartenait à une famille bourgeoise influente, les Bernard, puisqu'elle a laissé son nom à une rue du Conquet dès la fin du XV^e, nom qui s'est perpétué jusqu'à une époque récente.

On est frappé de constater que, à peine cent ans plus tard, dans l'inventaire des navires de propriété française fait sur les instructions de Colbert en 1664 , Le Conquet n'aligne qu'une trentaine de barques dont très peu approchent les 50 tonneaux.

Je note au passage que ce document donne l'âge et la durée estimée d'usage futur de ces bateaux dont la longévité moyenne était alors de douze années. Pierre Garcie Ferrande dans son " Routier "(1502) édité par le commandant Waters indiquait alors qu'un navire naviguant en Bretagne " ne peut être utilisé plus de deux ans sans entrer en grand danger ".

A la fin du XVllle siècle, Cambry décrit l'état misérable du bourg du Conquet. Il s'est donc passé quelque chose.

Navires et maoeuvres

Bien sûr, I'Europe a découvert le reste du monde. Les navires se rendant aux Amériques ou en Afrique ont à passer la pointe de Bretagne comme le faisaient, dès le XlVe siècle, les quelques grosses nefs qui, venues de Gênes, allaient jusqu'en Angleterre et à Anvers. Naturellement, ces navires prennent les routes les plus au large possible. Cela m'intéresse cependant d'examiner en quoi le passage des raz était si difficile et pourquoi, au Moyen-Age, on pouvait difficilement l'éviter. Parmi les documents que j'ai eus en main, I'un m'a particulièrement intrigué. C'est le journal de Thomas Bekynton , ambassadeur du roi d'Angleterre, qui se rendit d'Angleterre à Bordeaux en 1442. Il passa de Plymouth à la Gironde entre le 11 juillet 1442 et le 14 juillet au soir, en 4 jours, à une vitesse moyenne de 7 noeuds!... Son retour en janvier-février 1443 va demander plus de trois semaines dont 17 jours à Crozon, sans pouvoir passer Saint-Mathieu et, parmi ces 17 jours, trois jours consécutifs à essayer de forcer le passage. Il s'agit d'un trajet banal. Il n'est question ni de mauvais temps, ni de contingences de nature à retarder le voyage. C'est cette banalité même qui m'intéresse. On est en guerre avec les Français, on doit rendre compte rapidement et on reste attendre... pourquoi ne pas tenter le passage par l'ouest de Ouessant ?

Avant d'examiner ce journal et d'en étudier l'itinéraire, il me semble logique d'examiner les modèles de navires de cette époque et de cette région. Il existe des documents assez précis décrivant certains navires, donnant parfois des devis d'armement. Il existe aussi des études à caractères de statistique donnant les tailles de navires en usage dans nos régions, à cette même époque. Ce sont ces ouvrages auxquels je voudrais me référer. Dans son ouvrage, Sir Nicolas Harris décrit divers navires dont la plupart sont mixtes, utilisant à la fois voile et avirons. Ils sont armés d'équipages nombreux, de l'ordre de un homme pour quatre tonneaux. Leur taille va de 100 à 200 tonneaux .

Madame Burwash , dans son ouvrage, a étudié les navires anglais et étrangers affrétés pour les besoins militaires par Henry IV, puis Henry V. Leur taille était de l'ordre de 81 tonneaux, les plus gros ne dépassant pas 240 tonneaux. Pour la période 1449-1450, un pointage identique donne: 117 tonneaux en moyenne et 400 tonneaux pour le plus gros. Pour 1461 - 1483 : 159 tonneaux en moyenne et 450 tonneaux pour le plus gros.

Un navire de 200 tonneaux demandait une cale de l'ordre de 360 m3, ce qui conduisait à des dimensions de l'ordre de 30 m entre perpendiculaires par 8 m de large et 3,5 m de creux laissant un franc bord de l'ordre de 0,50 m.

Le pere Fournier indique (en 1679) les mensurations suivantes:

longueur de quille creux (en pieds)

100 tonneaux 52 = 19,85 m 7-1/2 = 2,30 m

200 tonneaux 66 = 20,15 m 9-1/2 = 2,90 m

500 tonneaux 92 = 28,06 m 13 = 4,00 m

1000 tonneaux 109 = 33,25 m 15-1/4 = 4,65 m

Ceci tend à corroborer les indications que je viens d'énoncer.

Le gréement est à deux mâts avec voiles carrées. La " Margaret Cely " acquise à Penmarch en 1485 semble avoir eu trois mâts.

Ce ne sont pas de mauvais navires et ils sont sans doute, malgré le médiocre rendement d'une voile carrée, à la bouline, capables de remonter au vent lorsque la mer ne brise pas trop leur vitesse. Ils embarquent un grand nombre d'ancres et de câbles: six pour " La Philipe " (1336), d'un poids de I 100 à 400 livres. Fournier indique des poids voisins. Il ajoute que le poids du câble est 2 fois 1/4 celui de l'ancre. On est loin des poids de chaînes modernes qui sont neuf fois plus élevés. De ce fait, le mouillage demandait de longues touées. Fournier dit même que l'on préférait mettre deux câbles normaux bout à bout plutôt que deux ancres sur deux câbles ordinaires. Il fallait parfois soutenir le câble par des tonnes pour éviter le ragage sur les rocs du fond, où il pouvait s'user. Ces ancres étaient nécessaires pour combattre l'effet des courants de marée et attendre la renverse. Il fallait bien du monde pour manoeuvrer toutes ces ferrailles et pour le faire si souvent. Mais il en fallait aussi pour utiliser les nombreux avirons que l'on trouve dans les inventaires et pas seulement pour les navires qualifiés de galères. Il fallait bien s'en servir lorsque le vent faisait défaut; mais je doute que l'on ait pu les utiliser durablement en mer ouverte surtout avec une pontée de tonneaux de vin chargés sur le tillac... C'est avec des navires de ce genre que Thomas Bekynton rentrera de Bordeaux en Angleterre. A l'aller il avait pris place à bord de la " Catherine de Bayonne ". Appareillé de Plymouth le 11 juillet 1442, il était en Gironde le 16 au soir.

Dix-sept jours d'attente

Au retour, il appareille en convoi avec le "Elyn", le " Gabriel de Hull ", la " Trinité de Londres " dont le capitaine sera, au départ, élu comme commodore de ce petit groupe. Le jeudi 17 janvier 1443 le navire prend la mer et met à la voile ( il a descendu la rivière à l'aviron) . Le vendredi au soir, il mouille à Penmarch. A cette époque de l'année, il fait jour vers 7 heures le matin et la nuit tombe vers 5 heures, I'après-midi. Bekynton a parcouru les 190 miles en quelque 34/36 heures soit à 5 noeuds de moyenne. Une belle performance... Je note que le navire est passé en vue des îles d'Oléron, Ré, Yeu, Groix, Belle-Ile. Du pont, on voit à 3 miles; du haut d'une hune, I'horizon est à 8 miles. On peut voir Belle-Ile à 10 miles de jour en gardant une bonne marge de sécurité. On peut aussi tirer plus au large, de nuit, pour venir à portée de vue d'une de ces îles au jour. Navigation simple on sait toujours où l'on se trouve.

Arrivé à Penmarch, il reste 21 miles pour aller au raz de Sein. A cette allure c'est une affaire de 4 heures. Cependant pour passer il faut deux choses: arriver de jour, car les phares sont rares et la lumière de la lune inutilisable; arriver en début ou en cours de lot, afin de bénéficier du courant qui porte au nord. En effet, en jusant, le courant porte au sud à des vitesses comparables à celle du navire. De plus, le courant lutte contre le vent et provoque un ressac qui casse la vitesse, met le bateau " en travers " et cause des dégâts. On n'a donc pas eu le choix, on a mouillé l'ancre dans le dernier havre possible avant le raz.

Le lendemain, samedi 19 janvier, on appareille de Penmarch. En 1443 le nombre d 'or est 19 (le reste de la division par 19 de 1443 + I est le nombre d'or de 1443; il est nul, ou, ce qui est équivalent, égal à 19); I'épacte est 29; la nouvelle lune de janvier doit être le 29 ou le 30 janvier. Le 19 janvier est donc une dizaine de jours avant la nouvelle lune, on est en dernier quartier, la lune se lève vers 4 heures du matin. Pour cette position de la lune, les tables de marées pour Le Conquet, tant chez Fournier que chez Brouscon, donnent une pleine mer vers 6 heures du matin et du soir, donc basse mer à midi. On appareille le matin. C'est bien, pour attraper le courant du nord au début de l'après-midi. Avec un vent bien orienté on peut même arriver à Saint-Mathieu, qui est à 20' au nord, avant la fin du courant au nord... et mouiller aux Blancs Sablons à la tombée de la nuit. Cette conjonction n'est pas inhabituelle, elle a nécessairement été utilisée au voyage aller si on tient compte de la vitesse réalisée (à l'aller on était d'ailleurs à la période d'ensoleillement favorable avec aube vers 3 heures et crépuscule vers 9 heures, ce qui permet de passer l'ensemble des raz dans la même journée et d'être au large avant la nuit).

Le soir du 19, c'est à Crozon qu'on mouille.

Sir Nicholas Harris signale cette rade de Crozon comme étant employée depuis les temps les plus anciens. Il peut s'agir de Morgat dans la baie de Douarnenez ou du mouillage de Camaret. En l'occurrence le journal ne précise rien, si ce n'est qu'on va à la messe à Crozon. A la réflexion ça ne change pas grand-chose, la maoeuvre pour aller à Saint-Mathieu, de Morgat ou de Camaret, est la même; il faut simplement partir deux heures plus tôt de Morgat.

Pourquoi ce bateau n'a-t-il pas été plus loin ? Un calme? Dans ce cas on aurait utilisé le courant et les avirons mouillé à la renverse, et repris les avirons à la renverse suivante. Un problème de visibilité? Si c'est la brume, il fait en général calme et on est ramené à la procédure ci-dessus. Si c'est le passage d'un "front chaud" c'est plus sérieux: Outre la visibilité qui rend la poursuite de l'opération dangereuse, la mer se durcit, rendant difficile l'usage des avirons. C'est cette éventualité que, pour ma part, je retiendrai, car, après le passage du " front ", le vent tourne au N-O et là... on va voir la suite.

En tout état de cause on n'est pas seul sur rade: onze bateaux des Flandres, cinq de Hollande dont un amiral de 350 tonneaux ( gros bateau en Atlantique à cette époque) neuf bretons. Ce sont tous des neutres. L'Amiral anglais profitera de son passage pour vérifier les cargaisons et s'assurer qu'il n'y a à bord de ces bateaux ni ressortissants, ni marchandises destinées aux Français avec lesquels on est en guerre. Les capitaines, sur le gaillard d'avant, doivent en faire le serment sur le livre.

Au passage, vous remarquerez que les événements de mer obligent les bateaux à se réfugier dans des endroits privilégiés où il se produit des concentrations de navires qui sont propices aux interventions militaires, à la piraterie, aux prélèvements fiscaux, aux prestations de service.

La rade de Saint-Mathieu était l'un de ces points et c'est sans doute la raison pour laquelle le duc de Bretagne, qui percevait des péages sur tous les bateaux mouillant dans les eaux avoisinantes des raz, mais se devait d'assurer le mieux possible la sécurité des personnes et des biens, avait décidé de faire partir de là, trois fois par an, des convois escortés par des navires armés en guerre et pour le financement desquels il faisait percevoir une taxe particulière .

Je précise par ailleurs, et pour ce qui touche les convois, que la navigation en groupe offrait l'avantage d'élargir le front de progression de la flotte, ce qui renforçait la sécurité nautique du fait que les bateaux, se tenant à une distance convenable les uns des autres, pouvaient se signaler mutuellement les approches de la terre ou de tout autre danger, et cela de jour comme de nuit , par le moyen de signaux optiques.Le dimanche 20, la compagnie va à la messe. On déjeune avec les capitaines des autres navires; pas de précision sur le temps. Le lundi 21, juste avant midi, on met à la voile. Je calcule une pleine mer vers 9 heures (Nota), basse mer vers 3 heures après midi avec début du courant vers le nord et jusque vers 9 heures du soir, mais alors il fera nuit. C'est une heure d'appareillage judicieusement choisie par un bon " pratique " des lieux. Mais voilà, le journal mentionne seulement:

"Lundi 21 janvier : à la mer entre l'abbaye de Saint-Mathieu et Crozon. Mardi 22 janvier : à la mer tout le jour entre Saint-Mathieu et Crozon mercredi 23 janvier: à la mer tout le jour entre Saint-Mathieu et Crozon jeudi 24 janvier" . Avant midi tous les navires sont de retour à Crozon.

Pourquoi tous ? A mon avis le temps s'est amélioré, le vent revenant à S/SO tous les navires ont appareillé pour tenter le passage. En faisant une bordée de près avec courant de jusant ils pouvaient espérer arriver dans le voisinage de La Fourmi et embouquer le raz, mais je remarque qu' on ne peut le faire qu'entre 3 heures et 5 heures de l'après-midi, car, après, il fait nuit et ce n'est pas le phare des moines de Saint-Mathieu, à supposer qu'il ait existé, qui aurait permis de tenir les alignements de nuit à lui tout seul. Il fallait la lumière du jour. En tout état de cause cette manoeuvre reste délicate. Il suffit d'une saute à N/NO et rien ne va plus, même en utilisant les ancres. On arrive à La Fourmi mais alors le vent s'oppose au courant, la mer déferle en vagues courtes qui brisent la vitesse du bateau , on tombe " en travers " à la mer et le bateau devient totalement inmanoeuvrable, reste à fuir vent arrière. Il faut avoir en mémoire le témoignage de Fournier : " avec vent de NE se tenant au N, on dérive de 4 à 6 quarts dès que la mer est forte ". Ceci n'est plus le cas, grâce à Dieu, avec les navires modernes.

Le lendemain c'est pareil, c'est même plus grave, car la renverse de marée se fait plus tard de trois quarts d'heure et le surlendemain d'encore autant. C'est pourquoi, au troisième jour, on renonce, car la marée du soir ne permet plus le passage de jour et celle du matin est encore de nuit. Le temps sans doute ne s'y prête pas, mais il n'a sûrement pas de caractère catastrophique, car on peut penser que cela aurait alors été mentionné dans le journal.

Thomas Bekynton devra attendre jusqu'au mardi 5 février. Ce jour-là, le vent a dû retourner au secteur sud après une de ces séries de sautes de vent dont la Bretagne est familière lorsque les dépressions se succèdent rapidement. Le navire se déhale devant Crozon, sans doute pour mieux profiter des courants de jusant.

17 jours ont passé. Les marées ont fait 14 heures de tour; à nouveau la pleine pleine mer vient vers 9 heures, la basse mer, et début de flot vers le nord , à 3 heures après midi. T. Bekynton dit mettre à la voile juste après midi. C'est bien calculé. Le soir il mouille aux " Blancs Sablons ". Il a passé les " Vieux Moines " (à l'époque appelés les " Blancs Moines "), les " Mulets " (" Pointe du Renard "), le " Bel " (" la Vinotière "), la pointe du Conquet (aujourd'hui " Kermorvan "). Pourquoi ne pas continuer? Il fait nuit à 5 heures. Or, pour continuer, il faut prendre par l'arrière l'alignement du cloître de Saint-Mathieu " en la basse vallée du Conquet " c'est-à-dire par le vallon qui se trouve à l'est de la pointe de Kermorvan. Il existe une vue de côte dans le " Flambeau de la Mer ", 1690, et dans le " Pilote Français " de Beautemps Beaupré (de 1822), c'est la seule manière de passer les roches qui, jusqu'au rocher du Four, sont sur la route et il y a deux heures à faire pour les parer, si tout va bien. On attend donc le lendemain.

Le mercredi 6 février Le navire repart. Le courant, une fois passé " La Vinotière ", est moins fort; une heure avant midi il est au " Sourme " (sans doute le " Four "), ensuite, le samedi, on voit Lizard; le lendemain dimanche, il entre à Falmouth. Il a parcouru 90 miles au nord entre le Four et Lizard, à 1,5 noeuds de moyenne; on a sans doute tiré des bords mais rien, ni à gauche ni à droite, ne menaçait la route et les falaises anglaises sont visibles de loin. Un voilier peut s'en approcher sans danger lorsque le vent est de secteur nord, car, même si son estime est très erronée, il peut se retirer au large.


Neptune François: Carte du chenal du four, coll. de l'auteur

Nous venons d'examiner assez en détail une traversée de Bordeaux à Plymouth en 1443. Une traversée banale avec les difficultés inhérentes à l'époque d'hiver. Je pose maintenant une question: dès lors que, le 24 janvier, il est apparu impossible de passer le raz avant plusieurs jours, pourquoi ne pas avoir tiré vers l'ouest, dépassé le plateau de la chaussée de Sein et tiré de longues bordées afin de s'élever au vent et passer au large d'Ouessant?

Après tout, de gros navires en provenance de Méditerranée montaient bien en Angleterre et à Anvers sans passer toujours dans le raz . Pourquoi, de Penmarch même, ne pas avoir tenté cela?

A cela je suggère une reponse. Les navigateurs du nord de l'Europe, en particulier anglais et bretons, ne disposaient pas encore de moyens permettant une estime suffisante de leur position dès lors qu'ils perdaient de vue la terre pendant plus d'une demi journée. Il leur fallait naviguer, soit à la vue, soit à la sonde. Malheureusement, au sud de la chaussèe de Sein, la ligne des fonds de 50 m est située très près des roches, lesquelles sont peu visibles, et en particulier à seulement 8 câbles de la basse froide. Il ne pouvait être question de prendre le risque, sur la seule estime, de venir chercher un point, à l'emplacement de notre bouée à Armen, pour ensuite monter sur Ouessant. Force était donc de suivre la route côtière, d'autant que les pratiques de cette route n'avaient pas forcément senti le besoin de disposer des dernières acquisitions de la science nautique des Italiens ou des Catalans.

Je rappelle qu'il faudra attendre les ouvrages de Pierre de Médine, en 1554, pour disposer d'abaques permettant, en fonction de la distance à parcourir en droiture, du rumb suivi au plus près, et du rumb de l'autre bordée, de déterminer la distance totale à parcourir pour atteindre le point, objet du voyage (voir Bull. Tech. B.V., Vol 66, no 3-4, mars-avr. 1984, pp. 216-225).

Le mécanisme des marées était, lui, superbement maîtrisé par P. de Medina, " El arte de Navegar ", 1554, p. 32 et sq. et autres auteurs ibériques. Des règles très pratiques dont la plus simple consistait à compter sur ses doigts étaient proposées.

On peut avancer que l'absence de moyens de calcul simples du point estimé à bord des bateaux fréquentant le golfe de Gascogne et l'Angleterre, rendait quasi obligatoire I'utilisation de la route côtière, malgré les retards que celle-ci causait parfois, comme on vient de le voir. La diffusion des méthodes d'estime et de navigation utilisées par les marins gênois et espagnols , comme les abaques et tables d'estime, ont permis le passage plus aisé par Ouessant.

Dans son " Routier", P. G. Ferrande donne à peine quelques relèvements d'un lieu à l'autre et quelques distances, par exemple " du raz de Fonteneaux à Saint-Mahé : une Vue". Il donne naturellement des indications sur les marées: " Sache qu'entre le Four et Plomogar (Ploumoguer) vient le montant du su suroelst ". Il ajoute quelquesprécisions sur la profondeur et la nature du fond: " Sache que si tu viens faisant ta route entour la basse frede (la basse froide) tu trouveras sablon vermeil et roux et trouveras de sonde 40 brasses ". Des conseils comme: " Si tu passes les chenaux de nuyt, passe tout près le groignet du Conquet tant comme auseras... " complettent son travail. Ceci est à mettre en regard de l'évolution des livres de mer. Si Pierre Ferrande mentionne bien Ouessant, ce n'est qu'en 1684 que le " Petit Flambeau de la Mer " lui consacre une demi-douzaine de vues de côtes, preuve de l'intérêt des utilisateurs à disposer de bons moyens de repère de ce point de passage et indice d'une augmentation de sa fréquentation.

Avec l'évolution technique brièvement mentionnée ci-dessus, les raisons de passer dans les raz vont peu à peu disparaître. Restera le petit cabotage, la pêche, les petits navires dont certains iront parfois très loin comme les camarétois qui, il y a dix ans encore, allaient en Mauritanie prendre la langouste. Il ne restera au passage des raz que l'attrait d'une économie de route à laquelle on se résoudra parfois malgré le danger encouru.

Avec la fin du passage en masse du trafic maritime, Le Conquet/Saint-Mathieu a subi la fin des perceptions des brefs de mer dont les sceaux étaient gardés à l'abbaye et dont le receveur résidait probablement dans l'actuelle Rampe Lombard; un nom qui rappelle la banque... et dont la table de granit encadrée de meurtrières existe encore. Avec elles, disparaissaient aussi le pilotage et les auberges qui recevaient les pilotes qu'on embarquait ou débarquait là et, par voie de conséquence, I'entreposage des vins et sels avant leur revente et réexpédition.

Mlle Beauchêne a retrouvé quelques feuillets du registre du Receveur des Brefs du Conquet. Elle a bien voulu nous en communiquer la transcription; " Société Histoire et Archéologie ", ~. XXXIII, 1953 (documents retrouvés à Rochefort où ils servaient de reliures à divers registres d'époque révolutionnaire).

100 tonneaux de vin débarqués par François Bernard en 1558. Cela ,néatit pas destiné à la population locale, mais bien pour être ensuite revendu en Angleterre ou en Flandre, avec lesquelles des réseaux de facteurs tenaient le contact. Les Bernard avaient des homonymes et correspondants aussi bien à Bordeaux qu'en Angleterre.

On peut aussi se demander pourquoi cette bourgeoisie conquétoise, voyant ses affaires décliner, n'a pas entrepris de se reconvertir, à l'image de Paimpol ou de Saint-Malo qui mirent la main sur la morue de TerreNeuve, laquelle remplaçait, par sa qualité et son prix, le congre et le merlu séchés de Saint-Mathieu? Doit-on y voir une conséquence de l'envasement du port du Conquet? Les cartes les plus anciennes montrent que c'est à Poulconq que s'abritaient les bateaux. Ils avaient un faible tirant d'eau. Par la suite, ce fut plus à l'ouest et cela demanda la construction d'une digue. Dès 1473 il fut question de taxes pour l'entretien du port. En 1698, un devis fut établi pour la construction d'une digue à Saint Christophe. Le "Rapport de Nointel" montre une carte avec projet de deux digues à Sainte-Barbe et à La Louve. Ce n'est que bien après la Révolution qu'on entreprit la réalisation de la digue à Saint-Christophe et tout récemment celle de Sainte-Barbe. Parallèlement, une partie de la bourgeoisie du Conquet, la plus diligente, passait à Brest dans les services annexes de la Marine.

Seuls resteront, sous le crépi moderne de quelques fermes, la pierre antique des manoirs médiévaux et les grands arcs brisés écartelés par le vent du large et rongés par l'embrun qui rappellent aux marins de nos jours, enfermés dans leurs timoneries bien chauffées, que tout n'a pas toujours été si facile et qu'il a fallu des générations de joies et de peines pour en arriver là.

Ce texte a été collationé avec l'aide de Marie Josèphe Farizy coqjo@sympatico.ca

 

Dernière mises à jour de la page : vendredi 15 juin 2012

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